Charles Dupuis : homme et
poète, passionnément
Dessin d'Hector de Pétigny
pour Au hasard de leurs mains
ouvertes
Charles Andrey Dupuis, né
en 1902 dans le Limousin, a eu un parcours peu commun
ou plutôt des parcours, tant il mena de front des
activités multiples. Il se destina tout jeune à la
poésie, imitant La Fontaine dès "la communale",
chansonnant sur les traces de Villon et Jehan Rictus au lycée.
Pierre Loti et Claude Farrère, écrivains et officiers
de marine, étaient alors renommés, et sur leur exemple
Charles Dupuis décida de se faire marin poète. Projet
qui fit naufrage lorsqu'il échoua au concours de
l'École Navale en 1920 à son grand
soulagement rétrospectif, car l'uniforme, réalisa-t-il,
même de marin, aurait été peu compatible avec ses
"gènes contestataires". Il tenta donc sa chance pendant deux
ans, chansonnier débutant, dans les cabarets parisiens, avec
la bénédiction amusée du juge de paix son
père. Rudement concurrencé par l'attrait de la boisson
et des chanteuses qui trop souvent rendaient son auditoire
inattentif, il se résigna à suivre les conseils
paternels et "assura la matérielle" en entrant au service de
l'état comme contrôleur des Contributions directes. Ce
n'était pas un renoncement : si Charles Dupuis,
après les dix-huit mois de son service militaire au Maroc
où il animait un cabaret pour soldats exilés, ne
remonta plus sur les tréteaux comme chansonnier, il ne cessa
jamais d'exercer sa verve gouailleuse dans des chansons,
poèmes et articles de journaux, et trouva une autre
scène où rencontrer un auditoire et communiquer avec
lui : la politique.
À partir de 1926 en effet, haut
fonctionnaire des Finances dans le Nord puis à Paris qu'il
regagna en 1936 pour organiser le Front Populaire, Charles Dupuis,
toujours poète (il publia en 1935 le recueil Au hasard de leurs mains ouvertes), ajouta une troisième (au moins) corde à
son arc en adhérant et en militant au Parti radical et
radical-socialiste dont il fut, à l'extrême-gauche,
vice-président national. Orateur de réunions publiques,
il se fit simultanément journaliste (le plus souvent
bénévole), dirigeant l'hebdomadaire radical
La Démocratie
cambrésienne, collaborant à
Paris à l'hebdomadaire satirique et contestataire
Le Petit Bara, et surtout donnant au journal radical La République, sous
le pseudonyme de Narcisse, une chronique quotidienne rimée de
35 ou 40 vers, dont la variété de sujets et de tons
illustre merveilleusement les diverses facettes de son existence et
la cohérence de sa pensée humaniste, libertaire voire
anarchiste, anticolonialiste et pacifiste. Son initiation dans la
franc-maçonnerie, "société discrète mais
non secrète", en 1929 lui apprit à écouter mieux
encore les autres et lui permit d'approfondir sa philosophie
humanitaire pour mieux la pratiquer : fier de ses "origines
prolétariennes", il ne cessa de prendre le parti de Jacques et
de Jean-Françoué contre les idolâtres de la
"Phynance", adoptant souvent, à côté de
poèmes très lyriques ou de tentatives "futuristes", le
langage et la forme des chansons populaires.
La déclaration de guerre, à laquelle
notre humaniste avait jusqu'au bout refusé de croire, mit fin
le 2 septembre 1939 à la parution de La République, aux
"Acidités" de Narcisse et aux dernières illusions que
Charles Dupuis pouvait encore avoir sur les hommes. Comme lors de la
guerre d'Espagne (durant laquelle, membre d'un cabinet
ministériel, il avait organisé l'aide matérielle
aux républicains tout en refusant de leur apporter un soutien
militaire), il concilia son souci de dignité face au fascisme
avec sa "haine viscérale" de la guerre en menant depuis le
ministère des Finances une résistance non-violente,
mais néanmoins dangereuse (surtout pour un franc-maçon
visé par la politique de Vichy), qui tendait à
"paralyser et neutraliser les exigences des occupants".
Vint l'après-guerre, et, son idéal
intact, Charles Dupuis aurait pu reprendre sa triple existence.
Profondément déçu de la politique depuis la
débâcle du Front Populaire, il préféra se
dégager des partis (quoiqu'il ne refusât pas de mettre
parfois, surtout à partir de 1972, ses talents d'orateur au
service des causes progressistes et de l'union de la gauche), remplir
consciencieusement sa tâche de Trésorier payeur
général, écrire, toujours, et consacrer de plus
en plus de son temps à essayer de comprendre. D'où des
collaborations nombreuses à des revues maçonniques
(Le Maillon, Humanisme) et pacifistes (L'Union
pacifiste,
Le Réfractaire), et un
engagement dans des groupements pour la paix (Association des Amis d'Henri Barbusse notamment). Grâce aux loisirs que la retraite lui
procura à partir en 1967, Charles Dupuis nous offrit
également deux livres : Shrapnels en 1974, beaux et durs
poèmes antimilitaristes qui lui valurent le surnom
d'"anti-Déroulède" pour la force avec laquelle il
attaquait la violence qui avilit l'homme et le spolie de sa
liberté, et, en 1989, ses Souvenirs en vers, où,
par-delà les années, le Narcisse des "Acidités"
resurgit dans le sage de Saint-Michel-sur-Orge.
C'est en effet dans cette petite ville de
l'Essonne qu'il "acheva philosophiquement de vieillir" jusqu'en 1993,
écrivant, exerçant autant que possible sa
solidarité envers ses concitoyens, protégeant les
oiseaux, cultivant son jardin et ses amitiés
toujours fidèle, avec à la fois une
lucidité et un humour qui ne démentirent jamais,
à l'idéal de paix, de justice et de fraternité
qu'il exprima dans ses écrits et pratiqua sa vie
durant.
[Retour en haut de
page]
* Documents et témoignages :
"Auto-Portrait"
"Le concours de
surnuméraire"
"Auto-Portrait"
(Extrait de Souvenirs)
État signalétique
Dupuis Charles, fils légitime
d'Auguste, un notable du coin
sévère, auréolé d'estime,
et d'Anna Maria Lemoins
né à Laurière en la demeure
de ses aubergistes d'aïeux
le dix-sept octobre à cinq heures
l'an de peine mil-neuf-cent-deux.
Auto-Portrait
De mes aïeux, côté
père,
paysans enracinés,
je tiens l'amour de la terre
où l'un et l'autre sont nés.
Ils avaient, par sacrifices,
fait de leur fils un bourgeois
laïque ayant pour office
de bien rendre la justice
dans un canton villageois.
Ma mère, Enfant de Marie,
hors du curé s'en éprit...
quand diable et Dieu se marient
lequel des deux sera pris ?
Issu d'une catholique
et d'un anti-clérical
il me fallait, en logique,
naître avec l'esprit bancal !
[Retour liste
documents]
"Le concours de surnuméraire"
(extrait d'un entretien avec Philippe
Masquelier enregistré en 1992)
Philippe Masquelier : Qu'est-ce qui vous oriente vers le concours de
surnuméraire ?
Charles Dupuis : Eh bien, la poésie. ça paraît
idiot. Je fais des vers, ça oui. Je n'arrête pas. Depuis
que je suis au lycée, j'en fais. Et alors, j'ai un ami qui est
contrôleur des contributions directes. Et il m'amène un
jour en tournée. à ce moment-là, on faisait des
tournées. On passait commune par commune on avait un
secteur on passait commune par commune, et il fallait faire
la taxe sur les chiens, les portes et fenêtres, tout ce qui a
disparu depuis. Vous voyez ? Et c'était pittoresque,
parce qu'on avait un déjeuner avec le maire et les
répartiteurs, ce jour-là, et c'est tout juste si on ne
mettait pas le drapeau tricolore à la mairie. Et puis le soir,
quand il faisait beau ça se faisait au printemps
en général la bonne femme de l'auberge vous
remplissait votre cartable, si vous voulez (rire), de cerises, de
trucs comme ça, et vous partiez. C'était vraiment un
joyeux métier. Et c'était agréable. Et on
discutait avec les gens, on voyait les gens. Et ça, ça
m'a attiré. Et j'avais trouvé en plus je
connaissais plusieurs contrôleurs, qui m'avaient parus
très sympathiques. Et c'est comme ça que j'ai
préparé le concours.